| Les personnages principaux | | | Cette histoire a pour personnages principaux, le roi Henri IV, né en 1553, mort en 1610, et probablement mon ancêtre, 13 générations avant moi, Etienne Delafoy, fils de Germain Delafoy et de Marie Boillard, né en 1583 à Sermaises, receveur de Bléville, époux de Marie Duchon, mort en 1629 à Césarville |
| | Le Figaro - Supplément littéraire du dimanche - samedi 6 septembre 1924
La saison se termine où les plaines couvertes de moissons furent un émerveillement pour les yeux, et voici, en leur honneur, une anecdote vénérable : elle a les caractères d'un fait historique encore que la tradition populaire, en la situant en plusieurs lieux, ne permette pas de la présenter avec toute la rigueur qu'exigent messieurs les érudits. Nul ne s'étonnera qu'elle mette en scène le bon roi Henri, qui a laissé des traces si durables dans la mémoire des petites gens. C'est dans le pays de Gâtinais qu'on raconte le fait. En vérité, si l'on n'y voit point d'aussi vastes et magnifiques armées d'épis que dans la Beauce, c'est encore un terroir où les céréales sont en honneur. Donc, Henri IV était une fois à se délasser de la guerre et des affaires en son château de Fontainebleau qu'il aimait fort et pour lequel il dépensait les livres par centaines de mille. Il venait justement de faire dessiner un parterre nouveau, par Alexandre Francine, et il s'en montrait hautement satisfait. Un matin, accompagné d'une petite suite, il parcourait les allées fraîchement alignées, tantôt autour du bassin du Tibre, tantôt passant jusqu'au Bréau. De temps à autre, il s'arrêtait pour juger des perspectives et, avec un plaisir visible, écoutait les exclamations admiratives que les courtisans ne manquaient point de jeter aux bons endroits.
Cependant, au dernier rang de la troupe, mêlé aux gentilshommes, un personnage à mine de campagnard ne semblait pas approuver ces éloges. C'était avec des sourcils froncés et une bouche serrée qu'il entendait les propos de ceux qui l'entouraient et, pour un peu, il aurait haussé les épaules. Bientôt il s'oublia jusqu'à marmonner et, soudain, comme le Roi venait de demander l'opinion de quelqu'un de l'escorte sur un détail d'agencement, sa voix bourrue fut ouïe de tous. Henri se tourna d'un coup, chercha de l'œil, le contredisant, et mêlant comme il savait le faire le ton d'autorité aux accents d'un enjoûmênt aimable :
- Eh bien que dis-tu, mon ami ? Vois-tu céans chose à reprendre ?
- Sire, répondit l'homme sans se troubler et avec sa prononciation rustique, je dis que c'est biau, mais que je pourrais vous montrer plus biau.
- Pardieu ! dit le Roi, le visage empourpré, voilà un gaillard ! Si tu connais plus beau que ceci, je veux dé voir. Tu vas m'y mener.
- Sire, dit encore l'homme, mon nom est Delafoy. Venez acanté moi jusqu'à ma terre de Bléville, proche Pisiaux, à six lieues d'ici. Je vous montrerai ce que je dis.
- Eh bien, partons ! Messieurs, à cheval ! Il fallut remontrer au Roi qu'il ne pouvait ainsi se lancer en campagne sur la proposition d'un rustre qui était peut-être fou ou malintentionné, que d'ailleurs il avait des affaires pressantes, qu'il attendait le soir même des lettres d'Espagne...
Le Roi, tout bouillant, ne voulait en démordre. Il fallut, à Sully, beaucoup d'insistance pour le retenir. A la fin, frappant du pied :
- Soit, s'écria-t-il, je reste donc céans pour ce jour. Mais j'ai dessein de faire visite, à la fin de la semaine, à ces messieurs de Saint-Victor, au prieuré de Puiseaux. Chemin faisant, je passerai chez mon ami Delafoy. Gare à lui, s'il m'a trompé.
- Sire, je vous attendrai samedi, répliqua le campagnard.
On fit, à la cour, des gorges chaudes du bonhomme. Puis, nul ne songeait plus à lui, quand, le samedi, le Roi, montant à cheval, déclara qu'il entendait passer par Bléville et qu'on lui cherchât quelqu'un qui pût montrer le chemin.
Ainsi fut fait. Après une assez belle chevauchée par la forêt où se montra plus d'un chevreuil qu'il fallut, à regret, abandonner, puis par la plaine fort dénudée et couverte de friches, la compagnie arriva, au bout d'une rangée de noyers, devant une maison assez grande, mais simple et plutôt ferme que château.
Delafoy apparaît sur le seuil.
- Eh bien, et tes jardins ?, dit le Roi sans préambule.
- Sire, si vous voulez bien mettre pied à terre, je vous y mène.
- C'est assez plaisanté dit quelqu'un de l'escorte.
- Il n'y a point trace de jardins par ici, dit un autre.
- Allez vous, Sire, écouter encore les sornettes de ce manant? demande un troisième,
- Pour moi, s'écrie un vieux capitaine, je ne quitte point mes étriers!
Cependant Henri descend de cheval et, à la suite du maître du lieu, il s'engage dans un méchant chemin. Ils contournent la ferme et son verger, ils gravissent une petite butte et, brusquement, devant les yeux du Roi. une nappe de moisson haute, égale, serrée, s'étale à perte' de vue.
On était en juillet et les épis, gonflés et lourds, s'inclinaient à demi, tous de cette belle couleur rousse qui annonce la maturité et qui, à l'avance, évoque la croûte d'une miche cuite à point. Ils bruissaient légèrement en oscillant sous la brise et, sous l'ardeur du soleil, crépitaient comme des grains de sel dans le feu.
- Sire, fait Delafoy. voici mes jardins. II y en a plus de cent arpents. On ne s'y peut promener comme dans les vôtres. Mais ne sont-ils point plus biaux ?
- Pardieu! Il a raison dit le Roi en se tournant vers son escorte Mon ami, ajoute-t-il en frappant sur l'épaulé du paysan, tu m'as donné une bonne leçon. J'aurai garde de l'oublier.
La tradition ajoute que Delafoy, peu de temps après, reçut du roi Henri un épi en or ciselé. Sully n'aimait guère la dépense, mais ce jour-là il ne put qu'approuver.
Il n'est pas facile aujourd'hui de situer l'ancien domaine de Bléville, et plusieurs fermes revendiquent l'honneur de la visite royale. Il y a, entre autres, au village de Bromeilles, du canton de Puiseaux, une grande remise qui est, dans une ferme, le seul vestige d'un manoir. Son portail, formé d'un ample cintre de pierre, porte, sur le voussoir du haut, trois épis sculptés. Le maître du lieu raconte volontiers ce que je viens de dire. Mais on narre aussi la même histoire du côté de Malesherbes. Qui sait? Le fait a pu, avec des variantes, se répéter. Henri IV était un sage : il savait encourager l'agriculture tout en favorisant les arts. Il y a je pense, de nos jours, bien des gens qui voudraient lui trouver des imitateurs (1).
Noël Nouët.
(1) On lit cette anecdote en quelques lignes dans une "notice historique sur la ville et l'église de Puiseaux", par M. J. Dumesnil, Orléans, 1850. Mais on peut aussi réellement l'entendre conter dans les campagnes du Gâtinais. |
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